Intervention de Martin Ajdari, président de l’Arcom, à la 18ème édition des Assises du Journalisme de Tours

Publié le 14 mars 2025

  • Intervention publique

Seul le prononcé du 13 mars 2025 fait foi, 

Monsieur le président, cher Jérôme Bouvier,

Mesdames et messieurs les membres de l’association « Journalisme et Citoyenneté »,

Chers amis,

Je voudrais tout d’abord vous remercier de votre invitation à intervenir ici à l’occasion de ces 18ème assises du journalisme.

Je ne m’aventurerai pas sur le thème du fait divers, ce qui demanderait une compétence éditoriale ou judiciaire que je n’ai pas, mais j’aimerais vous dire quelques mots de la régulation audiovisuelle et numérique, des liens qu’elle entretient avec la production et la circulation de l’information, et de son rôle dans notre société.

Régulation et information : je sais que l’association de ces deux termes ne va pas forcément de soi.

Pourtant, du point de vue de l’Arcom, cette association est fondatrice puisque nous avons pour mission, de veiller à ce que les services audiovisuels suivent certaines règles en matière d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme de l’information, des règles dont l’objet est de s’assurer que le grand public bénéficie, sur les chaînes de télévision et de radio, d’une information professionnelle et vérifiée ; que tous les courants de pensée puissent s’ y exprimer, pour que chacun puisse former son opinion de manière libre et éclairée.

Depuis 2019, dans le domaine de l’information toujours, l’Arcom a également pour mission de contribuer à la lutte contre la diffusion de fausses informations susceptibles de troubler l’ordre public ou de porter atteinte à la sincérité des scrutins. Une mission que nous exerçons avec Viginum (organe gouvernemental chargé de la vigilance contre les ingérences extérieures) et qui a été reprise et étendue au niveau européen dans le cadre du règlement sur les services numériques, le « RSN » (ou DSA en anglais). J’y reviendrai.

Plus récemment, avec le règlement européen sur la liberté des médias, adopté au printemps dernier, l’Arcom, comme ses homologues européens, s’est vue confier la mission de contribuer à « l’intégrité de l’espace informationnel », c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs permettant de protéger la qualité et la fiabilité des informations mise à disposition des citoyens.

Aujourd’hui, ces deux missions de régulation et d’information sont confrontées à une double menace qui leur est commune.

La première menace, qui a été bien documentée par les états généraux de l’information, est un affaiblissement des médias traditionnels, pour des raisons à la fois économiques, technologiques et sociétales. Les manifestations en sont variées : « fatigue informationnelle » des usagers, défiance envers les médias traditionnels, concurrence des réseaux sociaux. Selon une étude que nous avons publiée en 2024, 53% des Français s’informent quotidiennement sur les réseaux sociaux ; et 61% évitent « parfois » ou « souvent » les informations. S’y ajoutent la baisse des recettes publicitaires et les contraintes budgétaires qui fragilisent le modèle économique des médias traditionnels, privés et publics.

La seconde menace est plus récente et vise la régulation, au sein même de nos démocraties, sous l’effet conjugué de deux tendances :

  • d’un côté, une orientation illibérale plus ou moins appuyée, à l’intérieur même du continent, qui sape les fondements de la liberté d’expression et de communication ;
  • et de l’autre, une nouvelle forme de libertarisme, dont je n’ai pas besoin de situer l’origine géographique, qui entend s’affranchir de tout encadrement, et donc de toute protection pour les plus faibles.

Deux menaces qui se fondent, pour la 1ère, sur la propagande et la censure et, pour la 2nde, sur la liberté du plus fort, c’est-à-dire de celui qui dispose des ressources financières les plus importantes et que contrôle les algorithmes.

Entre ces deux approches, il y a des modèles européens et il y a un un modèle français, celui posé par la loi audiovisuelle du 30 septembre 1986, qui garantit la liberté de communication, tout en l’encadrant au service d’objectifs d’intérêt général incontournables : le respect de la dignité de la personne, le pluralisme, la protection de l’enfance ou celle de l’ordre public.

C’est d’ailleurs ce qui distingue la responsabilité des publications de presse, appréciée par le seul juge judiciaire, de la régulation audiovisuelle, confiée depuis près de 40 ans à une autorité indépendante. Une distinction historiquement justifiée par l’attribution de fréquences aux chaînes de télévision, qui leur permettent de toucher gratuitement et simultanément des millions de foyers ; et donc d’avoir un impact massif sur le débat d’idée et la vie culturelle et démocratique.

Depuis 40 ans, les modes de diffusion ont considérablement évolué. Et c’est désormais  au regard des enjeux d’une diffusion massive sur les réseaux sociaux et plateformes de vidéo que le droit français et européen a renforcé et étendu les missions du régulateur dans le domaine du numérique, en s’appuyant sur notre expérience de la régulation des contenus, et en l’adaptant aux spécificités de ces nouveaux acteurs en ligne. Car on ne régule pas la multitude infinie des contenus circulant sur ces plateformes, selon des modalités dictées par des algorithmes puissants et opaques, comme on régule des programmes de télévision.

D’où le choix d’une régulation européenne dite systémique, qui se concentre sur les risques structurels liés aux très grandes plateformes ou moteurs de recherche. Ces acteurs, caractérisés par un nombre d’utilisateurs supérieur à 45 M (10 % de la population), vous les connaissez : notamment FB, Instagram, X, YouTube ou Google (ils sont une vingtaine en tout). Et les risques sont tout autant identifiés : haine en ligne, diffusion massive d’informations fausses et dangereuses pour la santé publique comme pour les processus électoraux (Roumanie), mise en danger des mineurs, sans compter les arnaques ou les atteintes aux droits de la propriété intellectuelle.

Ces très grandes plateformes ont désormais l’obligation de mieux identifier les risques liés à leur utilisation, et de prendre des mesures pour les atténuer. Par exemple en étant transparentes sur leurs algorithmes, en identifiant les contenus sponsorisés ou les deepfake, en traitant rapidement les signalements de contenus illicites que leur adressent les « signaleurs de confiance ». L’Arcom s’apprête à cet égard à agréer plusieurs nouvelles associations (en matière de lutte contre la haine en ligne, de propriété intellectuelle et de protection des consommateurs, après l’avoir fait pour l’association e-enfance).  

Si les plateformes ne se conforment pas à leurs obligations, elles s’exposent désormais à des sanctions importantes, jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial ; et on sait que les procédures de la Commission européenne peuvent aboutir à des sanctions qui se chiffrent en centaines de millions voire en milliards d’euros.

Le RSN a ainsi confié à la Commission européenne une compétence centrale, dont elle a commencé à faire usage en ouvrant plusieurs enquêtes formelles concernant X, Meta, TikTok, sur la modération des contenus, le fonctionnement des algorithmes, ou encore les dernières élections en Roumanie.

L’Arcom, désigné coordinateur national du RSN, participe à ce dispositif en transmettant à la Commission les éléments de preuves qu’elle recueille en France, en lien avec la société civile, le monde de la recherche, et bien sur les autorités compétentes. Nous venons ainsi de lancer une étude sur le réseaux X pour identifier l’existence de biais de recommandation qui privilégieraient les contenus produits et postés par son célèbre propriétaire.

Cette architecture de la régulation du numérique est à la fois très récente (2024) et très ambitieuse. Ce n’est pas un hasard si elle est contestée comme étant liberticide et protectionniste par l’administration américaine. Il faut maintenant lui permettre de concrétiser son potentiel, et l’Arcom y consacrera toute son énergie.

La protection des mineurs en est un exemple emblématique en matière de vérification de l’âge pour l’accès aux sites pornographiques. L’Arcom a été chargée en 2024 d’en poser les règles et nous venons d’enclencher les procédures qui pourront aller jusqu’au blocage et au déréférencement des sites contrevenants.

Vous le voyez, après des années de statu quo où les acteurs numériques ont pu développer leurs services à l’écart de toute réelle responsabilité, une régulation multiforme se met en place pour répondre à la grande diversité des enjeux et des risques.

Cette régulation est aujourd’hui contestée et il faut rappeler ce qui est en cause : la lutte contre les ingérences, la qualité et l’honnêteté de l’information, la diversité des courants de pensée, le respect de la dignité de la personne humaine. En somme, ce qui fonde notre modèle démocratique. A nous de le défendre, tout en sachant faire évoluer nos règles.

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Ces règles, justement, elles sont appelées à évoluer, s’agissant de l’information. La période récente a été marquée par d’importants travaux, que ce soit à Bruxelles avec l’adoption du règlement européen sur la liberté des médias, ou avec les états généraux de l’information, qui ont abouti à un grand nombre de propositions, pour certaines consensuelles.

Autant de travaux qui pourraient nourrir un futur projet de loi, dont certaines dispositions pourraient concerner à la fois la presse et l’Arcom. Permettez-moi de m’y arrêter quelques instants.

Une première série de mesures pourraient consister à renforcer les dispositions actuelles en matière d’éthique et de gouvernance pour garantir l’indépendance éditoriale des médias audiovisuels comme des éditeurs de presse, vis-à-vis des intérêts économiques des actionnaires et des annonceurs. Ces mesures sont attendues et elles me paraissent bienvenues.

Une autre mesure prévue par le règlement européen consiste à demander à tous les médias - audiovisuels et éditeurs de presse – de rendre public le nom de leurs propriétaires directs ou indirects dont la participation au capital est susceptible d’influencer la prise de décision. Le but est simple : faire la lumière sur l’actionnariat des médias et en informer le public, comme l’Arcom le fait déjà pour les chaînes de télévision.

Enfin, les autorités européennes ont souhaité renforcer les contrôles sur les opérations de concentration dans les médias pour mieux évaluer leurs effets sur le pluralisme et l’indépendance éditoriale. Des effets qu’on ne peut plus seulement apprécier comme on le fait aujourd’hui, avec d’un côté, la télévision, de l’autre la radio, plus loin la presse, sans tenir compte des plateformes.

Il faudra donc prévoir un cadre d’analyse global, à 360°, de ces opérations pluri-médias, pour apprécier s’il y a un risque d’atteinte au pluralisme. Cela annonce un chantier à la fois complexe et sensible ; et l’Arcom est prête à y contribuer, en fonction des choix que fera le Gouvernement dans les prochains mois.

Je finirai sur une dernière réflexion : si l’on renforce le contrôle exercé sur les concentrations pour conforter le pluralisme externe, il n’est pas illégitime de s’interroger sur les conséquences à en tirer pour le contrôle du pluralisme interne, qui s’impose aujourd’hui aux acteurs audiovisuels, a fortiori dans un environnement marqué par l’existence d’une pluralité d’offres, et qui n’a plus rien à voir avec celui qui prévalait en 1986.

Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité depuis qu’en février 2024, sollicité par RSF, le Conseil d’Etat a étendu le champ du contrôle par l’Arcom du pluralisme interne, en le faisant porter sur l’ensemble des programmes concourant à l’information, et non sur les seuls temps de parole. Nous avons bien sûr commencé à mettre en œuvre cette nouvelle lecture, dans le cadre d’une délibération adoptée par le collège de l’Arcom en juillet et nous allons rencontrer prochainement les éditeurs à cette fin.

Je n’en reste pas moins convaincu que la réflexion esquissée par les Etats généraux de l’information sur cette question du pluralisme interne mériterait d’être approfondie, près de 40 ans après le vote de la loi de 1986, tout sachant que les réponses à y apporter relèvent du législateur.

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Voilà, j’espère vous avoir fait partager l’importance que l’Arcom attache à la place de l’information dans sa mission de régulation, qu’elle porte sur les modes historiques de diffusion ou sur les nouveaux supports numériques.

Cet attachement découle du rôle central de l’information professionnelle comme matière première de la liberté d’expression et du débat démocratique. Et il porte tout autant sur sa protection contre les menaces nouvelles auxquelles elles sont confrontées (deepfake, manipulations algorithmiques), que sur le soutien à son modèle économique : une information de qualité a un coût et un prix ; et les financements privés comme publics, doivent être au rendez-vous. Sur ce point aussi, vous nous trouverez à vos côtés.

Je terminerai par un mot d’hommage à Michèle Léridon que j’ai eu la chance de connaître lorsque je siégeais au conseil d’administration de l’AFP, puis lorsqu’elle a rejoint le collège du CSA. J’ai pu apprécier, comme nombre d’entre vous, son très grand professionnalisme et sa passion pour son métier de journaliste autant que ses qualités humaines. Des qualités que je suis heureux de voir honorées tout à l’heure lors de la remise du grand prix Michèle Leridon du livre de journalisme.

Je vous remercie.