Intervention de Martin Ajdari, président de l'Arcom, au Forum Viginum

Publié le 28 mars 2025

  • Intervention publique

Seul le prononcé fait foi,

Monsieur le Commissaire,

Mesdames et messieurs les parlementaires,

Monsieur le chef de service de Viginum,

Madame la présidente (de Sorbonne université),

Mesdames, messieurs,

Tout d’abord, je voudrais féliciter Viginum d’avoir organisé ce forum, qui illustre de manière très édifiante la mobilisation des pouvoirs publics, dans leurs différentes déclinaisons, contre les manipulations de l’information.

Je suis particulièrement honoré de prendre la parole après le commissaire Thierry Breton dont je salue, comme beaucoup d’autres, le bilan impressionnant. Nous sommes bien placés pour le mesurer, à l’autorité de la communication audiovisuelle et numérique (l’Arcom) - une autorité née il y a trois ans de la fusion du Csa et de la Hadopi, dont le champ de compétences va de la régulation audiovisuelle à la protection de la propriété intellectuelle (lutte contre le piratage) et désormais à la circulation de contenus sur les réseaux numériques. Nous sommes donc directement concernés par les progrès accomplis avec la mise en place du DSA, et c’est ce dont je voudrais vous parler aujourd’hui.

 

Vos débats le soulignent : l’information est un « bien public » inestimable pour nos démocraties. Sans information professionnelle et objective, il n’y a pas de débat public, ni de scrutin éclairé. Ce n’est pas un hasard si elle est la cible de tant d’attaques. Et l’information est au cœur des missions de l’Arcom, dont les compétences en la matière, fixées par la loi, ont évolué avec leur temps.

A la fin des années 80, pour asseoir la légitimité du CSA, après la création des premières chaînes privées, le législateur lui a confié la mission de veiller au respect de l’honnêteté de l’information. Plus tard, en 2016, face à la multiplication des chaînes d’information, et la crainte d’une course au sensationnalisme (avec la montée en puissance de BFM et la reprise d’i-Télé par Vivendi), la loi dite Bloche a étendu la compétence du régulateur, en lui confiant le soin de garantir, en plus de l’honnêteté de l’information, son indépendance et son pluralisme.

Peu après, en réaction aux ingérences étrangères observées lors de la présidentielle de 2017, la loi dite Infox du 22 décembre 2018 a imposé aux plateformes un « devoir de coopération » en période électorale, et en a confié la supervision au CSA, qui a alors fait ses premiers pas dans la régulation numérique.

Parallèlement, depuis 2004, le régulateur peut demander à un opérateur satellitaire de cesser la diffusion d’une chaîne étrangère incitant à la haine ou troublant l’ordre public (procédure qui a été exercée à l’encontre de la chaîne libanaise Al Manar en juillet 2004, là aussi en réaction à des menaces extérieures). Et, tout récemment, l’Arcom a fait usage du pouvoir que la loi SREN lui a confié de faire respecter les sanctions prononcées par l’Union Européenne à l’encontre de médias russes.

Ainsi, un arsenal multiforme s’est constitué au fil du temps, et parfois au gré des menaces. Malgré ses mérites, cette approche nationale s’est heurtée aux limites liées à l’essor récent des services numériques.

D’où la nécessité de changer d’échelle et de méthode, avec l’adoption en 2023 du règlement européen sur les services numériques, le RSN, qui vise principalement à identifier et atténuer les risques « systémiques » induits par les plus grands réseaux sociaux ou plateformes, tout en garantissant la liberté de communication.

Ces risques sont connus et peuvent schématiquement se ranger en trois catégories:

  • les risques pour les individus (haine en ligne, atteintes aux mineurs escroquerie et atteintes aux consommateurs) ;
  • les risques plus globaux pour la société (en matière de santé publique comme d’interférences électorales et de désinformation) ;
  • et les risques économiques (notamment propriété intellectuelle).

Je voudrais apporter une précision: la logique dite « systémique » du RSN, qui est souvent source d’incompréhension, consiste non pas à définir a priori ce qu’il convient de réguler, mais de se donner des outils pour que les plateformes identifient, avec toutes les parties prenantes et notamment la société civile, le ou les risques contre lesquels il faut agir - risques qui peuvent être très différents d’une plateforme à l’autre (par ex un algorithme addictif ou une interface trompeuse), voire évoluer dans le temps.

Le RSN impose donc des obligations renforcées à ce qu’on appelle les « très grandes plateformes et très grands moteurs de recherche », qui comptent chacun plus de 45 millions d’utilisateurs (10% population UE - citer ?). Par exemple :

1 /obligation d’identifier les risques inhérents à leur fonctionnement et de les atténuer, par exemple en modifiant leurs algo ou en organisant la modération ;

2/ obligation de tenir des registres ouverts des publicités et de leurs critères de ciblage, ce qui peut être décisif pour influencer une élection ;

3/ obligation d’ouvrir leurs données à des chercheurs agréés. Car ces données sont le « nerf de la régulation » et le seul moyen de s’assurer de la pertinence des mesures prises pour atténuer les risques.

Et en cas de non-respect de ces obligations, ces grandes plateformes s’exposent à des sanctions qui peuvent être très lourdes : amende égale à 6% du chiffre d’affaires mondial voire suspension temporaire d’accès à la plateforme en cause.

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Ces principes étant posés, tout l’enjeu consiste aujourd’hui à réussir le déploiement opérationnel du RSN, au niveau européen comme national. Quelques exemples :

Au niveau européen, d’abord : la Commission européenne a donc désigné 25 très grandes plateformes ou très grands moteurs de recherche. Au mois de novembre dernier, 19 d’entre elles avaient évalué leurs risques systémiques et présenté des mesures pour les atténuer. Parallèlement, plusieurs (Meta, TikTok, X, Aliexpress…) ont font l’objet d’enquêtes formelles ouvertes par la Commission depuis un peu plus d’un an.

S’agissant des élections, pas plus tard qu’hier, les très grandes plateformes ont participé à un « stress test » en matière d’ingérence et de manipulation de l’information, en prévision de l’élection présidentielle de Roumanie prévue le 4 mai (le premier tour de cette élection ayant été annulé en novembre dernier en raison de soupçons d’ingérences étrangères via TikTok).

Concrètement, il s’agit d’un exercice de gestion de crise grandeur nature, associant la société civile, le régulateur et la Commission, et qui consiste à déployer des scénarios d’ingérences étrangères pour tester les capacités des plateformes à y répondre dans un temps donné.

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Au niveau national, l’Arcom a été désignée en 2024 « coordinateur pour les services numériques ». Pour filer une métaphore footballistique, on peut dire que nous sommes à la fois le joueur français de l’équipe européenne de régulation des plateformes, et une sorte de « meneur de jeu » des autorités nationales compétentes, qu’il s’agisse de la DGCCRF et de la CNIL, investies par la loi, mais aussi à des partenaires naturels comme Viginum.

Depuis quelques mois, le RSN fait ainsi totalement partie de notre quotidien de régulateur :

En 2024, nous avons constitué un dossier national d’informations pour l’enquête de la Commission sur les risques addictifs du service TikTokLite. L’ouverture de cette procédure a suffi dès le mois d’août 2024, à convaincre la plateforme d’abandonner ce service sur le territoire européen.

Autre exemple : au mois de janvier dernier, l’Arcom a transmis à la Commission et à son homologue irlandais, compétent pour X, les plaintes de deux parlementaires françaises, mettant en cause la mise en avant massive des contenus du compte d’Elon Musk, dans le cadre de la campagne électorale allemande. Et nous menons en ce moment une étude pour identifier l’existence de biais de recommandation, et en faire part le cas échéant à la Commission.

Pas plus tard qu’hier soir, nous avons publié la liste de quatre nouveaux signaleurs de confiance qui sont des associations d’utilité publique dont le RSN prévoient qu’elle puisse signaler aux plateformes des contenus manifestement illégaux avec une obligation de retrait rapide pour ces dernières. Nous allons poursuivre ces désignations qui sont un maillon essentiel de la chaîne de régulation.

Enfin, en matière électorale, nous avons adopté en mars 2024 des préconisations pour aider les plateformes à lutter contre les manipulations lors des élections européennes et législatives. Et cela peut recouvrir des choses très simples comme : s’assurer que les plateformes mettent en place des équipes internes dédiées aux élections et formées au droit électoral ; désigner des interlocuteurs pour les autorités électorales, pour pouvoir agir vite en cas de soupçon ; ou, à nouveau, afficher clairement les annonces publicitaires ayant un caractère politique. Plusieurs échanges ont été organisés pour mettre tout cela en place.

Un tel dialogue n’avait vraiment rien d’évident il y a quelques années. Il permet aujourd’hui de diffuser une « culture de la régulation » auprès d’acteurs qui en étaient éloignés.

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Comme vous le voyez, beaucoup de choses se mettent en place. Mais si on veut vraiment que le potentiel de cette architecture de régulation originale se concrétise, il faut passer la vitesse supérieure, parallèlement aux enquêtes que mène la Commission.

Je voudrais évoquer trois axes de travail.

Le premier axe, c’est de poursuivre nos efforts de sécurisation du débat public et des élections en France. La collaboration avec Viginum est à cet égard décisive pour nous. Elle fait l’objet d’une convention signée en juillet, centrée sur la détection des risques de manipulations liées à des ingérences étrangères, et repose sur le principe du partage d’informations, nos compétences et expertises étant très complémentaires.

On doit aujourd’hui aller plus loin et l’Arcom se tient prête à travailler à un dispositif de réponse rapide plus structuré en période électorale, comme le prévoit le code de conduite européen, autour de trois objectifs : 1/faciliter les échanges d’informations entre autorités publiques, 2/mobiliser les médias (notamment les vérificateurs de faits), les chercheurs et la société civile et 3/mieux se coordonner avec les plateformes.

Le deuxième axe consiste à exploiter pleinement les rapports d’évaluation des risques des PF et les données qu’elles mettent à notre disposition. Cette masse considérable d’informations ne peut matériellement être analysée par les seules autorités administratives concernées.

Nous devons en particulier mobiliser le monde de la recherche et la société civile, qui disposent de moyens humains et d’une expertise, indispensables. Il faut parvenir à mieux les sensibiliser, et sans doute aussi les soutenir, pourquoi pas en faisant appel à des fondations privées qui seraient susceptibles de les financer.

D’une manière générale, nous devons amplifier l’effort de pédagogie auprès de la société civile, de nos citoyens et de leurs élus pour qu’ils s’approprient le potentiel du RSN. C’est certainement un des enjeux de la citoyenneté numérique.

Le dernier axe, au cœur de la mission de l’Arcom, c’est de renforcer l’économie des médias producteurs d’information professionnelle. Car lutter contre la désinformation, c’est bien et c’est nécessaire. Mais produire une information de qualité, indépendante et fiable, l’est tout autant. C’est un des objectifs du règlement européen sur la liberté des médias adopté le 11 avril 2024 (EMFA) qui entrera en vigueur en août, et des travaux passionnants des Etats généraux de l’information qui ont abouti à de nombreuses propositions utiles.

Ces travaux devraient – je l’espère- trouver une traduction législative dans les prochains mois, afin de renforcer l’indépendance des rédactions, la transparence du capital des médias et le contrôle des concentrations, donc la crédibilité et le pluralisme de l’information, mais aussi son modèle économique.

Ainsi, entre le RSN, l’EMFA et les EGI, c’est une approche d’ensemble qui se met en place pour consolider la production d’information professionnelle en Europe et contribuer à notre souveraineté (en complément des mesures défensives contre ingérences). L’Arcom compte y assumer toute sa part avec ses partenaires.

Je vais maintenant laisser la place à la table ronde passionnante que Benoît Loutrel, membre du collège de l’Arcom et du conseil scientifique de Viginum, à la charge de modérer. Je vous remercie.